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Justice- Le lanceur d’alerte Rui Pinto donne des tacles au milieu du football portugais et français

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Le Portugais Rui Pinto a transmis cette semaine des dizaines de millions de documents confidentiels au Parquet national financier et à Eurojust. Ces données vont notamment alimenter l’enquête judiciaire sur le possible cadeau fiscal accordé par Gérald Darmanin au PSG en 2017.
Rui Pinto attendait ce moment depuis plus de cinq ans. Le lanceur d’alerte portugais, à l’origine des révélations « Football Leaks », s’est rendu mardi et mercredi à Nanterre (Hauts-de-Seine) dans les locaux de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) de la police judiciaire, où il a été auditionné comme témoin.
Rui Pinto a été reçu au service informatique de la police judiciaire (PJ). Il s’est assis, tour à tour, devant six ordinateurs, dans lesquels les enquêteurs ont stocké des copies des disques durs cryptés saisis lors d’une perquisition réalisée à son domicile de Budapest (Hongrie) en 2019, à la demande de la justice portugaise. Puis il a saisi les mots de passe qui donnent accès à son trésor : environ 20 teraoctets de données, qui contiennent des dizaines de millions de documents confidentiels sur les coulisses peu reluisantes du foot business, et bien plus encore.
Le jeune homme, âgé de 35 ans, avait déjà fourni une partie de ces documents à partir de 2016 au magazine allemand Der Spiegel, qui les a partagés avec Mediapart et ses partenaires du réseau European Investigative Collaborations (EIC). Les « Football Leaks » nous ont permis, en 2016 puis en 2018, de révéler des dizaines de scandales sur les plus grands clubs (Paris Saint-Germain, Manchester City…), les agents de joueurs les plus influents, l’évasion fiscale de superstars comme Cristiano Ronaldo ou Paul Pogba, ou encore les magouilles des instances dirigeantes du foot mondial (la Fifa) et européen (l’UEFA).
À la suite de nos révélations, plusieurs pays, dont la France et la Belgique, ont ouvert des enquêtes judiciaires. Mais Rui Pinto avait jusqu’à présent l’interdiction de coopérer avec eux à cause de la mauvaise volonté de la justice portugaise, qui l’a condamné en septembre dernier à quatre ans de prison avec sursis pour piratage informatique et tentative d’extorsion.
Alors qu’il avait commencé à coopérer avec le PNF dès 2018, Rui Pinto n’a pu décrypter ses données que cinq ans plus tard, car il en était empêché par « une injonction de la justice portugaise », a-t-il indiqué jeudi lors d’un point presse avec son avocat, William Bourdon.
« C’est la première fois que les autorités judiciaires de la France et des pays européens autres que le Portugal ont un accès total et sans restriction à toutes les données. Le travail d’enquête commence maintenant », s’est félicité Rui Pinto.
Sa venue à Paris a été pilotée par le Parquet national financier (PNF) en collaboration avec Eurojust, l’organe européen de coopération judiciaire. Un commissaire de police belge, ainsi qu’un procureur et un policier allemands, étaient également présents pour auditionner Rui Pinto et récupérer une copie des données. D’autres pays européens pourront y avoir accès s’ils le souhaitent via Eurojust – selon plusieurs sources, les Pays-Bas ont exprimé leur intérêt.
« L’audition de Rui Pinto a été réalisée en présence d’enquêteurs étrangers, dans le cadre de l’entraide judiciaire européenne, sous l’égide d’Eurojust, a confirmé le PNF à Mediapart. Elle a permis l’accès aux volumineuses données des Football Leaks, dont le travail d’exploitation par les enquêteurs va pouvoir débuter, sans qu’il soit possible à ce stade de déterminer si elles se rattachent à des enquêtes déjà en cours. […] La coopération de Rui Pinto a été essentielle pour permettre l’accès à ces données, dont le contenu paraît prometteur. »
Le dossier brûlant des « barbouzeries du PSG »
Les documents concernant le football, auxquels Mediapart a eu accès, sont susceptibles d’alimenter plusieurs procédures judiciaires françaises.
La première, ouverte par le PNF en décembre 2016 suite à l’un de nos articles « Football Leaks », concerne notamment l’évasion fiscale de l’ancien joueur du PSG Javier Pastore. La seconde, sur le fichage et la discrimination ethnique au PSG, a été classée sans suite en février 2023 par le parquet de Paris, alors qu’il y a dans les « Football Leaks » un document montrant que la direction du club était informée. La Ligue des droits de l’homme a déposé une plainte avec constitution de partie civile pour tenter de relancer l’affaire.
Il y a surtout le dossier brûlant des « barbouzeries du PSG », en cours d’instruction à Paris, dont l’un des volets concerne le possible coup de pouce fiscal accordé au club en 2017 par Gérald Darmanin, alors ministre des comptes publics, au sujet du transfert de l’attaquant vedette Neymar. Les juges d’instruction ont diligenté une perquisition à Bercy le 15 janvier, neuf jours après nos révélations.
À la suite des premières découvertes des enquêteurs, Mediapart s’est en effet replongé dans les « Football Leaks », et y a trouvé des documents inédits sur cette opération, qui montrent que Gérald Darmanin et son directeur de cabinet de l’époque se sont transformés en conseillers fiscaux du PSG. Grâce au décryptage des données effectué cette semaine par Rui Pinto, les magistrats et policiers chargés de l’enquête ont désormais accès à ces documents.
« Je sais qu’il y a dans mes données beaucoup de choses qui n’ont pas encore été explorées, et le cas récent de ce ministre français qui a facilité les affaires fiscales du PSG en est un très bon exemple. Je suis très satisfait, car cela montre la puissance de mes données », indique Rui Pinto.
Pour préserver le secret des investigations judiciaires, il n’a pas souhaité nous indiquer précisément sur quels sujets l’ont interrogé les policiers. « Ils ont notamment posé des questions sur des clubs français et des agents de joueurs actifs en France. » Et sur le PSG ? « La réponse à cette question est évidente », sourit-il.
Les Français ont récupéré les données dans le dos des Portugais.
L’examen de l’énorme masse de documents pourrait également conduire plusieurs pays à ouvrir de nouvelles enquêtes judiciaires. « Mes données ne concernent pas seulement le football, mais bien d’autres choses qui n’ont pas été publiées » par les médias, indique Rui Pinto. Il y a par exemple des informations sur l’évasion fiscale à Malte (publiées par Mediapart et l’EIC dans le cadres des « Malta Files »), mais aussi des données restées secrètes sur les îles Caïmans et d’autres sujets.
Mais la coopération européenne autour des données de Rui Pinto a failli ne jamais commencer. Et « l’action de la France a été déterminante pour que cette étape clé puisse être franchie », souligne le Parquet national financier (PNF).
L’histoire est digne d’un polar. Fin 2018, juste après la publication de la deuxième saison des « Football Leaks », Rui Pinto, qui était encore anonyme, engage une coopération avec le PNF, à qui il remet un échantillon de 12 millions de fichiers. Mais le processus est interrompu quelques semaines plus tard : en janvier 2019, Rui Pinto est arrêté à Budapest à la demande de la justice portugaise, qui le soupçonne de piratage informatique et de tentative d’extorsion. La police hongroise saisit plusieurs disque durs cryptés à son domicile.
C’est le début d’un bras de fer entre la France, qui veut exploiter les informations, et le Portugal, dont la priorité est de poursuivre Rui Pinto. En février 2019, le PNF partage l’échantillon de données avec Eurojust, qui organise une réunion avec des procureurs de neuf pays.
Un mois plus tard, juste avant que Rui Pinto ne soient extradé au Portugal, des procureurs du PNF se précipitent à Budapest et obtiennent de la justice hongroise une copie du contenu des disques durs. « Les Français ont récupéré les données dans le dos des Portugais », sourit Rui Pinto.
Mais les données cryptées sont inexploitables, et le Portugal ne coopère pas avec Eurojust. Rui Pinto passe un an en détention provisoire. Malgré l’ampleur de ses révélations, il est le seul protagoniste des « Football Leaks » à avoir connu la prison. En décembre 2019, il dénonce une procédure partiale, menée selon lui pour servir les intérêts des dirigeants du foot portugais, et en particulier du puissant club Benfica de Lisbonne, une « pieuvre qui influence l’élite du pays ».
La situation bascule avec la publication, en janvier 2020, des « Luanda Leaks », une enquête coordonnée par le consortium de médias ICIJ, et basée sur de nouvelles données fournies par Rui Pinto à l’ONG Plateforme pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF). Les articles révèlent les turpitudes financières d’Isabel Dos Santos, la fille d’un ancien dictateur angolais, et la façon dont elle aurait blanchi une partie de son argent au Portugal.
« Les autorités étaient très embarrassées par les révélations Luanda Leaks, qui ont créé un tremblement terre au Portugal. C’est à ce moment là que la justice portugaise a commencé à discuter de l’accès à mes données », raconte Rui Pinto.
La résistance du parquet de Lisbonne
Un deal est conclu début 2020. Le jeune homme accepte de décrypter le contenu de ses disques durs et de coopérer avec le parquet de Lisbonne. En échange, il est libéré, bénéficie du statut de témoin protégé, et le parquet s’engage à classer les poursuites pour piratage intentées par cinq plaignants, dont le Benfica.
L’accord prévoit que l’arrêt de ces poursuites interviendra seulement dix-huit mois plus tard, seulement si plusieurs conditions soient remplies, dont le fait que Rui Pinto ne commette plus aucun délit.
L’une des clauses de ce deal était jusqu’ici restée secrète. « Tant que les poursuites incluses dans l’accord n’étaient pas closes, j’avais l’interdiction de coopérer avec des autorités étrangères sans l’accord de la justice portugaise », explique aujourd’hui Rui Pinto.
Il ajoute que les procureurs de Lisbonne ne l’ont jamais autorisé à coopérer pleinement avec les enquêteurs français. Le PNF a pourtant demandé les données décryptées au Portugal dès septembre 2020, mais ne les a jamais obtenues.
Des procureurs du PNF et des policiers français ont finalement obtenu l’autorisation de venir rencontrer le lanceur d’alerte à Lisbonne en 2023. « Mais ils ont dû faire face à la résistance d’une procureure portugaise, celle-là même qui dirige les poursuites à mon encontre », selon Rui Pinto.
« Les enquêteurs français sont arrivés avec des mots clés, et j’ai fait tout ce que j’ai pu pour les aider à chercher dans les données, raconte-t-il. Mais la procureure a commencé par s’opposer à la transmission des documents, en menaçant de faire arbitrer la question par un juge. C’était absurde. Finalement, un autre procureur, celui qui a conclu l’accord avec moi, est intervenu, mais les Français n’ont pu prendre qu’une très petite quantité de données. »
Rui Pinto a eu les mains liées plus longtemps que prévu. Le Benfica a en effet contesté en justice l’accord passé entre le lanceur d’alerte et le parquet, et a définitivement perdu en novembre 2023. C’est seulement à ce moment là que les poursuites incluses dans l’accord de coopération ont été abandonnées, que Rui Pinto a été délié de ses engagements, et qu’il  a enfin pu se rendre à Paris pour décrypter les données obtenues par le PNF en Hongrie.
Son audition par les enquêteurs français, belges et allemands lui a redonné espoir. « C’était l’exact opposé de ce que je vis au Portugal. Je me suis senti respecté, et j’ai senti que les policiers et les procureurs étaient sincèrement intéressés par mes informations. Au Portugal, mes données n’ont à ma connaissance jamais été exploitées dans le cadre d’enquêtes judiciaires, et les enquêteurs ne m’ont jamais auditionné pour que je les aide à ce sujet. »
Il y a une volonté de la justice et de l’industrie portugaise du football de persécuter Rui Pinto à perpétuité.
À la décharge du parquet de Lisbonne, le droit portugais ne permet pas, contrairement à celui d’autres pays européens comme la France, d’utiliser des documents obtenus de façon illicite comme preuves judiciaires. « Mais cela ne change pas, parce que les puissants n’y ont pas intérêt », déplore Rui Pinto.
Avec le recul il estime que les procureurs portugais n’ont jamais eu l’intention d’enquêter sur la base de ses données : « Tout ce qu’ils voulaient, c’est savoir ce qu’il y a dedans et les utiliser pour m’incriminer. »
La justice portugaise s’est montrée particulièrement schizophrène. Malgré l’accord de coopération conclu en 2020, le parquet a poursuivi Rui Pinto pour 90 délits, principalement pour des faits de piratage (qu’il a en partie reconnus) et une tentative d’extorsion (qu’il dément). Le tribunal de Lisbonne a reconnu l’intérêt public de ses révélations, mais l’a condamné en septembre 2023 à quatre ans de prison avec sursis – il a fait appel. Deux mois plus tard, Rui Pinto a plaidé coupable, cette fois devant le tribunal de Paris, et a accepté une peine de six mois de prison avec sursis pour avoir piraté trois boîtes mail du PSG.
Football Leaks, saison 2
Mais ses ennuis judiciaires au Portugal sont loin d’être terminés. En juillet dernier, le parquet de Lisbonne lui a notifié une seconde série de poursuites pour la bagatelle de 377 nouveaux délits informatiques présumés, commis à l’encontre d’institutions (clubs de foot, cabinets d’avocats et autres) pour la plupart mises en cause par les « Football Leaks » et les « Luanda Leaks ». Parmi les victimes retenues figure… le Benfica Lisbonne, alors même que les premières poursuites engagées par le club avaient été classées dans le cadre de l’accord passé entre le parquet avec Rui Pinto en 2020.
Il est très probable qu’un second procès aura lieu. Et un autre pourrait suivre : le parquet prépare en effet une troisième série de poursuites contre Rui Pinto, qui ne lui ont pas encore été notifiées. « C’est du harcèlement judiciaire », soupire-t-il.
« Il y a une volonté de la justice et de l’industrie portugaise du football de persécuter Rui Pinto à perpétuité, dénonce son avocat français, William Bourdon. Ce saucissonnage en plusieurs procédures de faits identiques et survenus pendant la même période est à la fois absurde et contraire aux principes fondamentaux d’un procès équitable. C’est du bon sens judiciaire : dans n’importe quel autre pays européen, il y aurait eu une seule procédure. Nous allons étudier la faisabilité d’un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme à ce sujet. »
« Le cas de Rui Pinto, dont les révélations sont d’une magnitude comparable à celles d’Edward Snowden, démontre le prix très élevé que doivent payer les lanceurs d’alerte lorsqu’ils font face à de puissants réseaux de corruption », poursuit-il.
« Ma vie est complètement bloquée », raconte Rui Pinto. Il vit sous le statut de témoin protégé. Il est logé gratuitement dans un lieu tenu secret et gardé par des policiers, en raison des menaces qu’il a subies. L’État portugais lui verse aussi, dans ce cadre, un revenu « inférieur au salaire minimum, qui ne suffit pas pour vivre ». Et encore moins pour financer ses avocats, rémunérés jusqu’à présent par la fondation The Signals Network. Cette ONG, spécialisée dans l’assistance aux lanceurs d’alerte, a récemment lancé un appel aux dons pour financer sa défense.
« Je ne peux pas travailler, car cela n’est pas compatible avec les conditions de sécurité fixées par le programme de protection des témoins, indique Rui Pinto. Je ne peux faire aucun plan pour l’avenir. Je lis, je fais de l’exercice physique, et j’espère que cette folie, ce combat contre les procureurs portugais, va finalement se terminer et que je vais pouvoir reprendre une vie normale. »
Source: Médiapart
                     NDLR: Le titre est de la rédaction